Sages
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Peut-être suis—je, comme les personnages des vieux romans de chevalerie, « enchantée ». Peut-être quel-
que magicien, quelque fée, m'ont-ils jeté un sort. Le même « sort» qui lie les Bouddhas et ceux qui les
suivent, qui les rive à cette « autre voie » qui n'est pas la voie ordinaire.


Les Hindous connaissent bien cela; Ils disent Nivritti marga et Pravritti marga. Pravritti marga
c'est la voie où l'on croit à la réalité du monde et du « moi » où l'on cherche la satisfaction de ce a moi
dans tout ce qui peut l'accroître, l'intensifier, faire vibrer ses sens. Nivritti marga, c'est celle par où l'on
marche, si lentement soit-il, vers la dissolution du « moi » la cessation de la soif d'être en tant qu'ndivi-
dualité qui est la cause donnant naissance à des « moi » successifs. C'est la route de la paix, de la
sérénité. De même qu'après avoir été agité par la tempête l'océan, peu à peu, se calme, les vagues se font
de moins en moins hautes, de moins en moins violentes et la « mer d'huile » se rétablit. De même,
aussi, dans l'esprit qui a été agité et tumultueux, la vanité de tous désirs et de tous les objets de désir se
révèle et cette compréhension met un terme à l'ouragan intérieur... les vagues diminuent, se réduisent à
un clapotis minuscule, à un ressaut soudain de l'eau aussitôt évanoui dans l'immensité de l'eau aplanie...
Pour si peu qu'on en ait goûté de cette route, comment pourrait-on la quitter pour se replonger dans la
tourmente dont on a souffert... Il faudrait être un triple fou. D'ailleurs, le pourrait-on ?... Je ne crois pas
au libre arbitre. Comment un être, produit de causes antérieures, qui est né d'elles, qui est elles, comment
pourrait-il agir en dehors de l'influence de ces causes.


Je suis mes parents, mes ancêtres, mes maîtres, les livres que j'ai lus, les aliments que j'ai mangés, l'air
que j'ai respiré, les gens que j'ai hantés, les milieux où j'ai vécu. C'est tout cela réuni, toutes ces particules de
vie venues d'éléments si multiples et divers, qui font mon « moi » je n'en ai pas d'autre. .
Je ne crois pas que l'on aille par un choix à cette voie du Nivritti, c'est elle qui s'ouvre devant vous. Et
cela peut être vrai que les Bouddhas apparaissent, à ceux qui ne les comprennent pas, comme de mons-
trueux égoïstes... Pourtant, c'est grâce à eux, grâce à la pensée qu'ils ont laissée dans le monde et qui s'infuse
en certains cerveaux, que beaucoup ont trouvé le calme, la paix que rien n'aurait pu leur donner. Je n'ai
pas à cacher que je suis de ceux-là et que je dois à la doctrine des Bouddhas quelque chose dïnfiniment
précieux que rien n'aurait pu me donner.


Je ne suis ni complètement morte ni en état de ramollissement puisque je me livre à des études
linguistiques généralement considérées comme ardues. Je veux écrire des livres, mais je veux le faire
sans fièvre. Je n'ai aucun souci de devenir célèbre. C'est là, chose bien mesquine.


Et tout cela n'est ni gai ni plaisant pour toi, mon grand ami, parce que tu ne crois pas à la Nivritti
marga et ne te soucies pas d'y croire. Qui sait, pourtant, si un jour, à cause même de cette
égoïste, comme tu l'appelles, que tu maudis mais estimes pourtant un peu, je crois, qui sait si tu ne
comprendras pas certaines choses qui t'échappent et si cela ne sera pas le soleil de ta vieillesse à toi qui
crains la vieillesse...


Sikkim, Podang Gômpa, Tumlong, 21 mars 1914.

Source : http://fr.sages.wikia.com/


A. David Neel - La Lampe de sagesse

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