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JIDDU KRISHNAMURTI

Bulletin International de L'Étoile

Extrait du n° 17 de la revue Bulletin International de L'Étoile, (Juin 1929)

© Edité par « The Star Publishing Trust », 1929

Sommaire
Analyse de « la Vie libérée » de J. Krishnamurti, par le Dr Annie Besant
Le Discernement, par J. Krishnamurti
Krishnaji en Amérique, lettre d’Ojaï
Hors texte (Gravures).
Partie nationale.
Rapport du Trésorier, exercice 1928
Informations

Une conversation entre Stokowski et Krishnamurti[]

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Extrait d’une note éditoriale du World Tomorrow :

(Un journal qui s'occupe intensément de problèmes sociaux concrets a une tendance à négliger l’art et la force particulière qu'il apporte au progrès d’une civilisation. Nous voyons ici l’art explorant l’art de la vie ; c'est une conversation sans apprêts, mais qui jette une pénétrante lumière sur des questions que se posent tous les esprits ouverts. Nous sommes autorisés à reproduire cette conversation telle qu'elle eut lieu au château de Eerde, Ommen, Hollande, entre J. Krishnamurti et Leopold Stokowski, le célèbre chef d’orchestre du « Philadelphia Orchestra ».)

STOKOWSKI. — Tout art a son propre moyen d'expression. C'est, pour l’auteur dramatique : la scène, les acteurs, les lumières, les costumes, les décors, couleur et forme ; pour le sculpteur : la pierre ou le bois ; pour le poète : les mots ; pour le peintre : la toile et les couleurs ; pour le musicien : les vibrations de l'air. Il me semble que la musique est le moins matériel de tous les arts, et peut-être pourrait-on concevoir un art plus subtil encore. J’ai été très frappé par un instrument pour la lumière et la couleur, le « Clavilux », inventé par Thomas Wilfred, de New-York. Il a développé ce qui me paraît un nouvel art de la couleur dans la forme et le mouvement ; et j’ai pensé que certains aspects de la musique sont extrêmement immatériels, sont presque de l’esprit pur et qu’un jour un art pourrait se développer qui serait immatériel, qui serait tout esprit.

KRISHNAMURTI. — Ne pensez-vous pas qu'il s’agit moins de la comparaison qu’on peut faire entre un art et un autre que du degré d’évolution de l’être qui exerce cet art ? Quant à la possibilité de créer un art encore plus subtil que la musique, n’est-ce pas une question d'inspiration ? D'après moi, l’inspiration consiste à garder son intelligence ardemment active.

STOKOWSKI. — J'ai l'impression que l’inspiration est presque comme une mélodie ou un rythme ; c'est comme une musique que j'entendrais, tout au fond de moi, de très loin.

KRISHNAMURTI. — En tant que musicien, cette intelligence dont vous êtes conscient, vous l'entendez comme une musique et vous l'interprétez en termes de musique. Un sculpteur l'exprimerait dans la pierre. Saisissez-vous ? Ce qui importe, c'est l'inspiration.

STOKOWSKI. — Mais croyez-vous que l'inspiration ait beaucoup de rapport avec l’intelligence ?

KRISHNAMURTI. — Dans le sens où j’emploie ce mot, oui. En somme. Monsieur, c'est toute la question. Si vous n'êtes pas intelligent, vous n’êtes pas un grand créateur. C’est pourquoi, si vous attisez l’intelligence et si vous lui conservez toute son acuité, elle servira toujours d'intermédiaire à l'inspiration. Si l'intelligence est toujours en éveil, elle cherche des idées nouvelles, de nouvelles manières de communiquer avec la vie. Et c’est ce que j'appelle l’inspiration. Il vous vient une idée nouvelle parce que vous gardez votre intelligence en éveil.

STOKOWSKI. — Ce n'est pas du tout cette impression que je ressens. Je pourrais l'expliquer ainsi : Lorsque j'ai une inspiration, c’est comme si je me souvenais, comme si je prenais conscience d'une chose qui paraît être entrée dans mon cerveau il y a cinq ou dix minutes, elle était déjà là mais n'avait pas pénétré dans ma conscience ; j’ai l'impression qu'elle était depuis longtemps — je ne sais depuis quand — à l’arrière plan de ma conscience et qu’elle vient de surgir à l’instant.

KRISHNAMURTI. — Je dirais que c’est l’intelligence qui s’efforce d’atteindre cette idée. Parlons d’une façon concrète : un être sans intelligence ne serait pas inspiré dans le sens le plus élevé du mot.

STOKOWSKI. — Non, pas dans le sens le plus élevé.

KRISHNAMURTI. — Je me sens inspiré quand je vois une belle chose, un beau paysage, quand j’entends de la belle musique ou qu’on me dit des poésies, parce que mon intelligence ne cesse de chercher ; je la garde toujours en éveil, et si je vois de la beauté j’éprouve le désir de traduire cette beauté d’une façon qui puisse être comprise par d’autres. N’est-ce pas ainsi ?

STOKOWSKI. — C’est une forme d’expression.

KRISHNAMURTI. — Et il y en a des centaines ; je n'en représente qu'une seule dans cette discussion ; il peut y avoir la forme du poète, du sculpteur, du musicien, et ainsi de suite.

STOKOWSKI. — J'ai intérieurement l’impression que l’inspiration vient d’un niveau plus élevé que l’intelligence.

KRISHNAMURTI. — Non, je dis que l’intelligence est le niveau le plus haut. Pour moi. Monsieur, l’intelligence est l’accumulation de l’expérience, le résultat de l’expérience.

STOKOWSKI. — Quel est le rapport entre l’intelligence au sens où vous l’entendez et l'intuition ?

KRISHNAMURTI. — L’intelligence dans le sens le plus élevé ne peut être séparée de l’intuition. Un cérébral n’est pas un homme intelligent, ou plutôt, il n’est pas forcément intelligent.

STOKOWSKI. — Non, mais il y a souvent une grande différence entre un homme intelligent et un homme intuitif.

KRISHNAMURTI. — Oui, c’est parce qu’il s'agit de deux plans différents. L’intuition est le point le plus haut de l'intelligence.

STOKOWSKI. — Ah ! maintenant je suis tout à fait de votre avis.

KRISHNAMURTI. — L'intuition est le point le plus haut de l’intelligence, et garder cette intelligence vivante, c'est d’après moi ce qui constitue l'inspiration. Or, cette intelligence, dont l'intuition est la plus haute expression, vous ne pouvez la garder vivante que par l’expérience, qu'en ayant sans cesse l'attitude d'un enfant qui interroge. L’intuition est l'apothéose, le sommet, l’aboutissement de l'intelligence.

STOKOWSKI. — Oui, c’est vrai. Puis-je vous poser une autre question ? Si comme vous le dites la libération et le bonheur sont le but de nos vies individuelles, quel est le but de toute vie collectivement ? Ou, en d'autres termes, la vérité que vous proclamez dit-elle pourquoi nous sommes sur cette terre et vers quel but nous nous dirigeons ?

KRISHNAMURTI. — Votre question est donc : Si pour l'individu le but est la liberté et le bonheur, quel est-il collectivement ? Je dis que c’est exactement le même. Qu’est-ce qui sépare les êtres ? La forme. Votre forme est différente de la mienne, mais c'est la même vie qui est derrière vous et derrière moi. La vie est donc une unité ; c'est pourquoi votre vie comme la mienne doit avoir pour apogée ce qui est éternel, ce qui est liberté et bonheur.

STOKOWSKI. —— Dans le plan total de la vie, ne voyez-vous rien au delà de la liberté et du bonheur ; nul dessein plus profond, nulle autre fonction pour l’ensemble de la vie ?

KRISHNAMURTI. — Dites-moi, Monsieur, ne parlez-vous pas comme un enfant qui dirait : « Enseignez-moi les mathématiques supérieures » ? Je lui répondrais : « Il est inutile de vous enseigner les mathématiques supérieures tant que vous n'aurez pas appris l’algèbre ». Si vous comprenez cette chose particulière : la divinité de la vie qui est devant nous, il est sans intérêt de discuter sur ce qui se trouve au delà, parce que nous discutons sur ce qui est inconditionné avec une intelligence conditionnée.

STOKOWSKI. — Parfaitement répondu. C'est clair et bref. Les gens se rappellent le mieux ce qui est bref.

Il m'a toujours semblé que les œuvres d'art devraient être anonymes. Voici ce que je me demande : Un poème, un drame, une symphonie ou un tableau sont-ils l'expression de leur créateur ou celui-ci est-il le canal que traversent les forces créatrices ?

KRISHNAMURTI. — C'est un point qui m'intéresse réellement.

STOKOWSKI. — Vous êtes poète et je suis musicien ; ce qui m'intéresse, c'est de comparer nos sensations lorsque nous créons, chacun sur notre ligne particulière. Vous sentez-vous jamais totalement étranger à ce que vous avez écrit ?

KRISHNAMURTI. — Oh, certainement !

STOKOWSKI. — Moi aussi... et je m’éveille le lendemain en disant : ai-je écrit cela ? Cela ne me ressemble pas du tout !

KRISHNAMURTI. — C'est cela l’inspiration. C'est notre intuition, le plus haut sommet de notre intelligence, qui entre en jeu subitement. Et c’est le fond de la question. Si notre intelligence, nos émotions, notre corps, sont en harmonie, purs et forts, cette partie la plus haute de l'intelligence, d'où surgit l’intuition...

STOKOWSKI. — ...agira constamment...

KRISHNAMURTI. — ...et consciemment...

STOKOWSKI. — Et on peut la suivre dans la vie...

KRISHNAMURTI. — Naturellement. C’est l’unique guide. Regardez les poètes, les auteurs dramatiques, les musiciens, tous les artistes ; ils devraient être anonymes, détachés de tout ce qu’ils créent. Je crois que c'est là la plus grande vérité. Etre, donner, et être détaché de ce que vous donnez. Vous voyez ce que je veux dire ? Au fond, les plus grands artistes du monde, les plus grands instructeurs du monde disent : Voyez, je possède une chose qui, si vous la comprenez réellement ouvrirait pour toujours votre intelligence, serait pour vous comme votre intuition. Mais ne m’adorez pas en tant qu’individu — après tout ce n'est pas de moi qu’il s’agit ». Seulement, beaucoup d’artistes désirent qu’on voie leur nom sur leurs œuvres, ils désirent être admirés. Ils désirent des grades et des titres.

STOKOWSKI. — Voici une question bien vieille : La Vérité est-elle relative ou absolue ? Est-elle la même pour tous ou différente pour chacun ?

KRISHNAMURTI. — Ni l’une ni l’autre, Monsieur.

STOKOWSKI. — Qu’est-elle donc ?

KRISHNAMURTI. — Vous ne pouvez la décrire. Pourriez-vous décrire ce qui inspire votre musique ? Si l’on vous demandait : « Est-ce une chose absolue ou relative ? », vous répondriez. : « Que me demandez-vous là ? Ce n'est ni l’un ni l’autre ». Vraiment, vous ne pouvez dire si la Vérité est absolue ou relative ; elle est bien au delà de la matière, du temps et de l’espace. Prenez par exemple l’eau de cette rivière ; elle est limitée par ses rives. Regardant cette eau étroitement resserrée entre ses berges, vous pourriez dire ; « L'eau est toujours limitée ». Mais si vous étiez au milieu de l'océan, n'apercevant que de l’eau, vous pourriez dire : « L’eau est sans limite ».

STOKOWSKI. — C’est une réponse parfaite. Il n’y a rien à ajouter. Elle est complète.

Y a-t-il en art un canon ou un critérium de la beauté, ou chaque personne découvre-t-elle sa propre beauté, celle qui la fait vibrer ? Cette question a un rapport avec la question du goût. Les gens disent que telle chose est de bon goût, telle autre de mauvais goût. Sur quelle autorité se basent-ils pour parler ainsi ?

KRISHNAMURTI. — Sur leur propre expérience, je suppose.

STOKOWSKI. — C’est une réponse personnelle. Une autorité quelconque peut-elle donc dire ce qui est bon ou mauvais en art ?

KRISHNAMURTI. — Non ; et cependant je dis que la beauté existe en elle-même, au delà de toutes les formes et de toutes les opinions.

STOKOWSKI. — Ah ! elle est donc éternelle !

KRISHNAMURTI. — Comme l’éternel parfum de la rose. Vous entendez de la musique et j'entends de la musique ; vous entendez tout un vaste ensemble de vibrations, je n’en entends qu'une partie — mais cette partie trouve sa place dans ce vaste ensemble.

STOKOWSKI. — Oui, c'est une question d'assimilation et d'expérience personnelles. La réponse est donc semblable à celle de la question précédente : La beauté, par elle-même, est à la fois relative et absolue, mais pour nous, elle est relative.

KRISHNAMURTI. — Il ne peut en être autrement !

STOKOWSKI. — On peut voir un plan dans la vie, dans les arts, dans notre corps, dans les machines, en toute chose ; et le plan d’une automobile, par exemple, est fait en vue de sa fonction. Quelle est la fonction de la vie, de toute la vie ?

KRISHNAMURTI. — De s’exprimer.

STOKOWSKI. — Comment l'ordre résultera-t-il de votre doctrine de liberté ?

KRISHNAMURTI. — Parce que la liberté est le but commun a tous — vous l'admettez. Si chaque homme réalise que la liberté est le but commun, chacun, en se préparant, en s’adaptant a ce but, ne peut que créer l’ordre.

STOKOWSKI. — Voulez-vous dire qu'en réalisant notre idéal de liberté, de beauté, nous devions tous atteindre finalement le même but ?

KRISHNAMURTI. — Mais certainement, n’est-ce pas vrai ?

STOKOWSKI. — ...et alors l’ordre viendra ?

KRISHNAMURTI. — Vous, moi, et une demi-douzaine d’autres personnes avons tous des idées différentes sur ce qu’est le but. Mais si tous nous nous asseyions tranquillement et demandions : « Quel est le but final pour chacun de nous ? » — nous dirions que c’est la liberté et le bonheur pour chacun et pour tous. C’est pourquoi, même si vous travaillez selon votre ligne propre et moi selon la mienne, nous nous dirigeons quand même vers le même but. L'ordre régnera donc.

STOKOWSKI. — Comment une société organisée dans la liberté, traiterait-elle l’homme qui a pris la vie d’un autre ?

KRISHNAMURTI. — Actuellement la société, travaillant sans but, le met en prison ou le tue ; c’est une juste vengeance. Mais si vous et moi étions chargés d'établir les lois de la société, nous garderions constamment présente à l’esprit la pensée que pour l’assassin aussi bien que pour nous-mêmes, le but est le même : la liberté. Il ne convient pas de le tuer parce qu’il a tué. Nous lui dirions plutôt : « Écoutez, vous avez mal employé votre faculté de faire des expériences. Vous avez tué une vie qui, par l’expérience, essayait de croître vers la liberté. Vous aussi vous avez besoin de faire des expériences, mais celle qui nuit à un autre, qui lèse un autre, ne peut vous conduire à la consommation du bonheur et de la liberté. Nous établirions des lois fondées sur la sagesse, qui est l’aboutissement de l'expérience, et non sur l'idée de vengeance. Si vous aviez un enfant et qu'il commît une faute, vous ne le mettriez pas immédiatement dans le coin ; vous lui feriez comprendre pour quelle raison il ne doit pas agir ainsi.

STOKOWSKI. — Mais comment agiriez-vous avec un enfant qui ne parlerait pas encore et ne pourrait pas encore comprendre ce que vous dites ?

KRISHNAMURTI. — Je le protégerais contre ce qui est dangereux pour les autres ou pour lui-même. Après tout, un meurtrier n’est qu'un enfant...

STOKOWSKI. — Oui, vous prendriez le meurtrier et l'empêcheriez de nuire aux autres et de se nuire à lui-même, et vous l'éduqueriez.

KRISHNAMURTI. — Oui, je l'éduquerais.

STOKOWSKI. — Quel est l'idéal ultime, l'idéal le plus haut de l'éducation ?

KRISHNAMURTI. — Enseignez dès le début à l'enfant que son but est le bonheur et la libération, et que c’est par l’harmonie des corps — intelligence, émotions et corps physique — qu’il réussira.

STOKOWSKI. — Si l’enfant tombe au-dessous de cet idéal et se blesse, ou en blesse un autre, ou bien s’il détruit de la beauté, comment expliquerez-vous à l’enfant ce que serait la manière idéale d’agir au lieu d’employer les moyens destructeurs qui furent les siens ?

KRISHNAMURTI. — Placez-le dans les conditions où il verra l’idéal. Prêchez d’exemple... Monsieur, si vous êtes un musicien et que vous m’enseignez, j’observerai tous vos mouvements. Après tout, vous êtes un maître en musique et je veux apprendre. Voyez-vous, là est toute la question — c’est l’exemple qui manque. (pp. 194-203)

(Extrait du World Tomorrow, New-York.)
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